Instant suspendu
Nous sommes un vendredi soir du mois de mai. L’adage nous dit de mettre ce qu’il nous plait, mais on supporte bien une veste en velours.
Elle sort du travail sur les coups de 23h30. Éreintée de sa semaine, elle ne se sent pas de prendre un vélo en libre disposition et décide d’attendre pour le bus. Elle a de la chance, le dernier n’est pas encore passé.
À ses côtés, un groupe de trois hommes. Ils sont bruyants, mais elle s’accommode de la situation. De toute manière, elle ne pourrait rien y changer. À bien y regarder, elle voit qu’ils ont chacune une bière à la main. Note à elle-même : s’assoir loin d’eux dans le bus.
Pour s’isoler, elle dégaine de sa poche une paire d’écouteurs sans fil. Elle lance la Sérénade du Schwanengesang de Schubert. Les envolées des violons lui donnent l’impression d’être ailleurs et elle aime ça. Cela fonctionne deux minutes puis la musique se coupe. Elle savait qu’elle aurait dû recharger ses écouteurs la veille.
Elle est condamnée à écouter ce que le groupe raconte. Pour donner le change, elle garde ses écouteurs dans les oreilles. Elle a bon espoir que cela suffira à ce qu’on ne lui adresse pas la parole. Ça a l’air de marcher. Ils parlent voitures et conquêtes amoureuses. Rien de bien passionnant.
Au bout de dix minutes, elle regarde son téléphone. Le bus ne devrait plus tarder maintenant. Les fêtards semblent s’animer. L’un d’entre eux guette la route. Il s’excite soudainement et donne deux gentilles tapes sur les épaules de ses compagnons.
Un bus apparait au loin. Il est différent des bus ordinaires. Il est complètement noir. La régie de transport n'est pas indiquée.
À son approche, une curieuse rumeur résonne dans la rue. Maintenant qu’il n’est plus qu’à 100m, elle révise son premier jugement. C’est de la musique. Et en l’occurrence Les démons de minuit. On est bien loin de Schubert pense-t-elle.
Le guetteur du groupe tend le bras et le bus s’arrête. Les portes s’ouvrent. C’est une véritable discothèque ambulante. Les boules à facettes sont partout et réfléchissent les éclairages multicolores. Elle grimace suite à un passage de laser vert trop proche de son œil. La plupart des passagers du bus sont assis sur une banquette qui fait le tour du bus. Les plus téméraires tentent quelques pas de danse au rythme du tube d’Images. Au milieu se trouve une barre de pole dance. Juste derrière le conducteur, un petit bar où un mixologue se la joue Tom Cruise dans Cocktail.
Le groupe s’engouffre dans le Partybus qui referme ses portes et reprend sa route. Elle aperçoit le guetteur qui, surpris par le départ, manque de tomber. Il se rattrape à la barre. Heureusement qu’elle était là finalement.
Elle regarde le bus s’éloigner. Le refrain de la chanson résonne le long des façades :
« Ils m’entraînent au bout de la nuit… »
Elle sourit.
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