Laissez-moi vous raconter une histoire
Retour sur le seule-en-scène d’Alice Zeniter, intitulé Je suis une fille sans histoire, vu hier soir à La Criée.
Son livre L’art de perdre m’avait touché. Elle a le don de mettre en récit des histoires émouvantes qui réussissent à mettre la lumière sur des faces cachées de l’histoire. Et ça, ça me plait.
Aussi lorsque l’on m’a proposé de me rendre à son spectacle, je n’ai pas hésité une seconde. Et ça tombe bien parce qu'il prend la forme d’une conférence littéraire sur le récit justement.
En un peu moins d’une heure et demie, Alice Zeniter nous propose de nous pencher sur la fiction. À grand renfort de têtes pensantes, nous réfléchissons à ce qu’est un récit, pourquoi certains nous tiennent en haleine alors que d’autres sont chiants comme la pluie, quel(s) schéma(s) ils suivent, etc.
On sort de la salle grandi, avec une envie d’analyser tout type d’histoires et d’en découvrir les sens cachés. La seule frustration que j’ai ressentie est celle de ne pas avoir pris de notes. Mais elle a été vite étouffée par l’existence d’un livre reprenant cette conférence. Me voilà sauvé.
Toutefois, pour vous épargnez l’achat d’un livre de plus, j’ai décidé de vous livrer pêle-mêle quelques-uns des enseignements d’hier soir.
Parce qu’avoir l’occasion d’utiliser l’expression pêle-mêle ne se refuse jamais et, parce que peut-être que vous aussi, vous en sortirez grandis.
Nous avons besoin d’extraordinaire.
Un récit, pour qu’il ait une chance de nous accrocher, doit avoir une part d’extraordinaire, de grandiloquent. Zeniter s’appuie sur les travaux d’Ursula Le Guin pour montrer que l’on ne sait pas raconter le normal. Les récits sur les chasseurs-cueilleurs se concentrent tout le temps sur les récits de chasse, alors que le quotidien ordinaire consistait à cueillir et manger des baies. Il est toutefois bien plus difficile de construire une histoire captivante sur la cueillette. De même pour François Hollande, un président normal. Que dire sur lui ? Alors qu’un président jupitérien, ça en jette beaucoup plus.
Seule la fiction est vraie.
Zeniter s’appuie sur Umberto Eco pour nous montrer que la vérité, dans le monde réel, est toujours contestable et dépend grandement du contexte qui l’entoure. La vérité repose sur notre propre volonté de faire confiance à un collège de sachants, à qui nous avons collectivement décidé de déléguer une partie du travail. Eco appelle ceci la division sociale du travail culturel. Ces sachants, en fonction de l'époque, sont religieux, scientifiques, etc.
Mais il suffit d’un changement de paradigme, d’une percée scientifique pour tout remettre en question. Pensez terre plate/terre ronde, créationnisme/théories de l’évolution, etc.
Au contraire, une vérité, exposée dans de la fiction, devient indéboulonnable. Il est impossible de remettre en question le destin d’Anna Karénine. N’importe quelle avancée scientifique ne changera rien au fait qu’à la fin du roman de Tolstoï, elle se jette sous un train. Vous pouvez inventer ce que vous voulez, mais Anakin Skywalker deviendra toujours Dark Vador.
La vérité, sans affect, ne sert à rien.
Accompagnée de Frédéric Lordon pour ceci, Zeniter nous montre l’un des principaux maux de notre société. La vérité, si elle n’est pas enrobée d’une histoire (qu’elle soit gaie ou effrayante), n’a aucune chance de nous toucher.
Les années de données des scientifiques du GIEC n’auront jamais autant d’impact que la photo d’un ours polaire famélique à la dérive sur un bout de banquise.
C'est d'ailleurs le conseil le plus rabâché de toute école de marketing qui se respecte : "L'important, c'est le storytelling".
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