Tu serais pas un peu bêta toi ?
Après mes déboires avec FranceConnect+, j’ai pu mettre le doigt sur une chose qui me turlupinait depuis longtemps : la vilaine impression de vivre dans une société où le bêta testing a été généralisé à la totalité des produits et services.
Presque tout ce qui sort aujourd’hui est sujet à des recalibrages, des correctifs, des patchs. Il suffit de demander aux joueurs de jeux vidéo pour en avoir la confirmation. Nous sommes tous devenus bêtatesteurs, à nos dépens.
L’exemple de FranceConnect+ n’en est qu’un parmi tant d’autres. Un qui affecte ma santé mentale bien plus qu’il ne le devrait est le système de vélos en libre-service à Marseille. Le bien nommé, levélo.
Suite à la fin d’une délégation de service public avec JC Decaux fin 2022, la Métropole Aix-Marseille a confié à deux entreprises (Fifteen et Inurba Mobility) le marché des vélos en libre-service. Et elles sont arrivées avec une sacrée promesse : passer au tout électrique. Finis les vélos musculaires. Ceci est en soi une aberration mais ce n’est pas le sujet.
Levélo vante 200 stations pour 2 000 vélos, tous à assistance électrique. Woohoo. Pour un peu de perspective, il y a proche de 1 500 stations à Paris pour 19 000 vélos, dont 40% sont à assistance électrique et 430 stations à Lyon avec plus de 5 000 vélos dont 50% à assistance électrique.
Alors, oui. J’entends que sous JC Decaux, ce système ne comptait pas plus 130 stations et 1 000 vélos et j’applaudis l’ambition de le faire grandir. Mais la vérité des chiffres reste rude. Pour une ville deux fois plus étendue que Paris et cinq fois plus que Lyon, c’est peu. D’autant que nous parlons de la deuxième ville la plus habitée de France.
Passons ces considérations comptables. L’important, pour l’utilisateur, c’est que le service fonctionne. Et c’est là que je reboucle sur le bêta testing. Puisque nous sommes considérés comme des bêtatesteurs, endossons ce rôle jusqu’au bout. Et ça va pas être très joli.
Parce que, depuis sa mise en place en janvier 2023, levélo est un service à la peine, et c’est un euphémisme.
Non, ne soyons pas timoré et osons le dire. Rien ne va avec levélo.
Les chiffres d’abord. Dans sa grande magnanimité, la Métropole est transparente quant aux données de son système de mobilité douce. Un utilisateur a repris ces données brutes pour les rendre plus digestes et démontre que, sur les 2 000 vélos promis, il n’y en a guère plus de 600 disponibles en moyenne, avec un pic à 1 200 début septembre. C’est léger. On en viendrait presque à regretter la période JC Decaux.
L’application développée ne tient pas la route. Or, comme presque tout se passe par téléphone, c’est fâcheux. Les bugs sont légion. La carte n'affiche souvent aucun vélo et il est fréquemment nécessaire de la fermer puis de la rouvrir pour la faire fonctionner. Lorsqu'elle en affiche, ils sont inexistants ou on ne peut pas emprunter en raison d’une « une erreur s'est produite, veuillez réessayer un peu plus tard ». Rien que d’écrire ces mots, j’ai les poils.
Les réassortiments des stations en vélos sont bien trop insuffisants. Si Inurba plutôt que de se faire mousser en annonçant sur son site assurer « la bonne disponibilité des vélos en stations », le faisait vraiment sur le terrain, ce serait une bonne chose.
Car la réalité est que les stations sont désespérément vides. Quand un vélo, visiblement fonctionnel (on le sait parce qu’il clignote en vert), s’y trouve, l’application prétexte une erreur (avec au choix : "vélo indisponible", "vélo en panne" ou ma préféré "vélo déjà emprunté par un autre utilisateur") et ne nous laisse pas le retirer.
Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai parcouru à pied les 6 km séparant mon logement de la Canebière. Je vais finir par envoyer la facture de mon cordonnier à la métropole.
Le système d’accroche est à s’arracher les cheveux. Fifteen vante son « hub de location » comme étant « le plus flexible » permettant de « révolutionner l’accès aux solutions de vélos électriques en libre-service ». Ce système révolutionnaire consiste en une seule borne, permettant de recharger jusqu’à dix vélos grâce à des aimants placés sur les côtés du vélo, chaque vélo étant relié l’un à l’autre. On ne peut donc retirer que le dernier de la file. Qui est le vélo le plus susceptible d’avoir été utilisé juste avant. Celui dont la batterie a de grande chance de vous lâcher en pleine côte. Et se farcir la montée de la Bonne Mère avec un vélo pesant le poids d’un âne mort, je ne le souhaiterai même pas à mon pire ennemi.
Benoit Yamendjeu, DG de Fifteen, se gaussait des nombreux records d’utilisation de son système à Marseille. Et il a raison, c’est son rôle. Mais si l’on remet l’église au milieu du village, il n’y a pas vraiment de quoi se satisfaire. Si ce système est si unique et révolutionnaire, et si aucun de ses concurrents ne l’a mis en place, c’est peut-être pour une bonne raison. Dans toutes les autres villes qui ont mis en place un service de vélos en libre-service fonctionnel, chaque vélo dispose de sa propre borne. C’est peut-être plus coûteux et plus long à mettre en place mais ça fonctionne. Et c'est user-friendly.
Cette chronique commence à être longue alors passons sur l’oubli de raccorder au réseau électrique une partie des bornes, les 30 minutes d'attente pour l'emprunt d'un nouveau vélo, un service client à la ramasse, le fait d'illustrer dans Google Play un trajet pour Pointe Rouge en passant par Montparnasse-Bienvenüe, etc.
Tout serait pardonné si la Métropole, délégateur de service public, endossait ses responsabilités, assumait des débuts un peu vaseux et communiquait clairement.
Mais non, en lieu et place de tout cela, nous avons reçu une newsletter un peu lunaire expliquant à quel point ce système était fantastique, qu'il avait permis d'économiser près de 400 tonnes de CO2, qu'il faut penser à ajuster sa selle, et que si ça n’allait pas, c’était à cause des méchants utilisateurs qui dégradaient leur beau matériel.
Pire encore ! Quand on prend à bras le corps notre rôle de bêtatesteur en proposant la création d’un groupe d’utilisateurs, pour mettre en place une discussion sereine et faire remonter les informations terrain, on a l’impression de parler à un mur.
Un mur pétri d’autosatisfaction et d’immobilisme, qui aime sa voiture et ne veut pas voir les solutions concrètes que permet un système de vélo en libre-service fonctionnel.
Qu'il est fatigant d'être bêtatesteur. Fatigant, en tant qu'utilisateur d'un service public, de toujours avoir à prévoir un plan B pour se déplacer. Fatigant de constater qu'en entretenant un mauvais système, c'est vers le privé que la Métropole pousse les gens. Fatigant de voir que les élus n'ont pas encore compris que le déplacement dans Marseille est tellement plus rapide à deux roues, les cheveux au vent.
Moi je n'ai qu'un souhait. Faire du vélo sans me poser toutes ces questions.
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